Falstaff de Verdi
Théâtre des Champs-Elysées
29 juin 2008
Mario Martone, mise en scène
Sergio Tramonti, décors
Ursula Patzak, costumes
Pasquale Mari, lumières
Alessandro Corbelli, Falstaff
Anna Caterina Antonacci, Alice Ford
Francesco Meli, Fenton
Caitlin Hulcup, Meg Page
Amel Brahim-Djelloul, Nanetta
Federico Sacchi, Pistola
Marie-Nicole Lemieux, Mrs Quickly
Ludovic Tézier, Ford
Enrico Facini, Dr Cajus
Patrizio Saudelli, Bardolfo
Orchestre de Paris
Choeur du Théâtre des Champs-Élysées
Alain Altinoglu, direction
Le début de cette matinée fut quelque peu flottant, car la représentation tardait à commencer, donc le public s’est impatienté de plus en plus bruyamment – et moi, peu à peu, je m’angoissais silencieusement (vous connaissez, vous aussi, le syndrome du jamais deux sans trois ?) – enfin on a envoyé un jeune homme malhabile nous faire une annonce embrouillée et finalement il fallait retenir ceci : Corbelli souffrait de maux de gorge, mais tenait tout de même à assurer cette dernière représentation et il demandait indulgence pour sa prestation vocale – soulagement immédiat – Mais oui, bien sûr ! toute l’indulgence du monde, monsieur Corbelli !
Ce n’était pas coquetterie de sa part que de demander cette annonce, car effectivement il ne pouvait pas aller dans les aigus et à deux ou trois reprises, la voix n’a pas suivi, mais l’interprétation de son Falstaff ne tenait pas à cela et vraiment merci à lui d’avoir assuré son rôle.
Licida nous a déjà tout dit et je ne puis qu’abonder dans son sens.
Moi non plus ce n’était pas par amour de l’œuvre que je m’étais déplacée ; je ne connaissais que la vidéo avec White en plus d’une expérience malheureuse d’un Falstaff sur scène qu’il fallait effacer et je dois reconnaître qu’elle le fut magnifiquement dimanche.
La grande surprise m’est venue de l’aspect sombre, inquiétant presque parfois de ce Falstaff et sans ricanement à l’arrière plan, si je puis dire. C’est vraiment cela qui m’a marquée ; ici, le drame vous tombe sur le nez à tout moment, le théâtre est partout et pas que dans le rire. Dans cette production la musique, le décor, la lumière, la mise en scène et le jeu des interprètes vont vraiment dans le même sens et ne donnent pas, selon moi, dans la truculence, ne louchent pas vers le burlesque, mais réussissent à saisir ce goût si particulier à la farce où l’on joue des mauvais tours et non des bons, un goût doucereux plus près du fiel que du sucre et où c’est le rire qui l’emporte bien sûr, parce qu’il serait trop dangereux de tomber à son tour dans le ridicule de ceux qui se prennent au sérieux.
Corbelli est un acteur remarquable. C’était la première fois que je le voyais sur scène, mais j’avais vu quelques vidéos et il me semble qu’il fait partie de ces acteurs qui font toujours l’effort d’aller vers un personnage et non de tirer le personnage à eux. Son interprétation est très intelligente et il dégage son rôle de toute superficialité, de toute facilité. Falstaff n’est pas un comique, mais un homme dépassé par la vie, hors du coup, pitoyable par bien des aspects, et même déplaisant par une forme de suffisance et de bêtise. Mais au fond, on ne sait jamais, grâce à l’interprétation riche et dramatique que l’on nous donne ici, si Falstaff a toujours été un fabulateur suffisant et ridicule ou si… ou si sul serio il a été un Don Juan. Le doute est permis, il me semble. Et l’on se souvient alors du vieux Casa édenté et quasi chauve parfois malmené par les domestiques ou de ce vieil homme obèse, soufflant et suant, qui s’appelait pourtant toujours Brando. Oui, le doute est permis. Ce dont on ne doute plus, c’est que le monde s’est transformé sans qu’il ait pu en suivre la marche. Il a beau tenter de se donner le change à lui-même et s’encourager à avancer, à suivre son chemin comme il le chante, il a été laissé au bord de la route et il n’ira nulle part. Son monde a passé. Le monde des pages n’est plus. Le monde des seigneurs, réels ou rêvés, non plus. Falstaff est d’un autre temps. Le temps de l’aristocratie est révolu, le temps des hommes d’honneur aussi (mais ça…), mais peut-être même aussi le temps des hommes, et ce n’est pas moi qui vous fais un beau couplet mais c’est Falstaff qui nous le dit, en le déplorant bien sûr, et c’est aussi la pièce qui nous le montre puisque en effet ici ce sont les femmes, bourgeoises, qui mènent la danse et quand on prend le soin de les habiller de vert (Meg), de blanc (Nannetta) et de rouge (Alice) n’en fait-on pas les porte-drapeau d’un monde nouveau et le noir de la veuve salue peut-être encore les rêves des premiers carbonari.
Pour ce qui est des chanteurs, voyez ce qu’en dit Licida, je pense effectivement la même chose et mes redites vous feraient bâiller.
Un mot d’agacement, tout de même envers Tézier, car je trouve vraiment dommage qu’il ne parvienne pas à évoluer dans son jeu. Certes il fait plutôt bien le jaloux, mais nous (enfin, je ne voudrais mouiller personne non plus…) nous étions en droit de penser que Ford tenait à sa femme et pas qu’à sa réputation, et lorsque Falstaff boit le bouillon on pouvait légitimement s’attendre à ce que sa joie ne soit pas simplement toute contenue dans le fait de n’être pas un cornard, mais qu’il s’y mêle aussi un peu de sentiment et qu’un geste tendre, si ce n’est amoureux, envers cette épouse somme toute fidèle et vertueuse ne serait pas déplacé. Ben, non ; raide comme la justice le Ford, mais content de lui et donnant le bras à Alice comme un père qui conduirait sa fille à l’autel. Elle a beau se faire douce et proche, il ne répond pas par un jeu complice (et on se souvient subitement que Chorèbe ne savait déjà pas comment tenir Cassandre). Dommage, dommage. Certes, cette vision du personnage pourrait sans doute se défendre, mais on ne m’empêchera pas de penser qu’elle est un peu courte et manque d’esprit… et comme madame Ford n’en manque pas je ne lui prédis pas que de beaux jours.
Marie-Nicole Lemieux s’amuse pour nous amuser et c’est tant mieux, parce que ça marche impeccablement. A noter tout de même qu’elle jouait avec un bras en écharpe et qu’elle ne s’est pas économisée pour autant.
Meg est bien la sacrifiée du quatuor. Il me semble que Caitlin Hulcup n’a pas une seule scène qui lui permettrait de mener le jeu (c’est écrit comme ça, je pense), de prendre le pouvoir au moins pour un instant, et comme ses comparses ont toutes les trois un physique dont elles savent jouer et que le sien ne semble que banal elle ne parvient pas à s’imposer. Et la mise en scène ne lui accole non plus jamais de complices ce qui pourrait l’aider un peu à se mettre en valeur (par exemple quand Quickly vient raconter son entrevue avec Falstaff, Alice est assise sur un canapé auprès d’elle et toutes deux peuvent facilement se regarder, se toucher brièvement pour arrêter ou relancer le discours et faire passer l’entente et la complicité, mais Meg, elle, est reléguée dans un fauteuil en face des deux autres, le regard est certes possible mais pas l’échange direct), donc Caitlin Hulcup est complètement effacée et le plus franchement du monde, je ne sais pas si je la reconnaîtrais après l’avoir vue dans cette production. D’ailleurs le finale me paraît assez symptomatique : elle est assise au milieu de la scène, mais seule, alors que les autres forment de petits groupes et… on l’oublie tout à fait.
Amel Brahim-Djelloul tient bien son rôle. Elle est jeune, jolie, joue les amoureuses, les boudeuses, les contentes, et voilà ! Et en ce qui concerne sa scène de la balançoire qu’évoque Licida, je dois dire que n’ai pas trouvé l’effet particulièrement réussi ; je n’ai rien contre l’idée, mais la mise en place m’a semblé quand même plutôt laborieuse (pourquoi diable ne pas s’être servi de la structure à étages pour la faire descendre déjà installée et perchée sur sa balançoire ?…) et comme Falstaff est à ce moment-là face contre terre, ceux qui la voient ainsi sont ceux qui l’y ont installée… mouais. Heureusement, les bonnes idées ne manquent vraiment pas dans cette mise en scène (la terrasse, par exemple, au début du III ou les masques antiques, bien sûr) et la balançoire ne fait que passer.
Puisque c’est quand même l’image qui me restera longtemps, je me suis gardée la biche pour la fin :-) « Anna Caterina Antonacci est fabuleuse en Alice Ford », dixit Lici. Eh bien, je ne prétendrai pas le contraire. Vous pouvez sans crainte valider la liste des qualités qu’il donne et ajouter peut-être encore quelques notions supplémentaires comme jouer la pimbêche ou savoir être rosse et… drôle. Simplement drôle. Ce que Licida appelle un sautillement innocent est l’entrée en scène d’Antonacci dans la seconde partie du III. Puisque Falstaff est alors le Chasseur Noir coiffé de beaux bois, Alice devient tout naturellement la belle biche gambadant alentour histoire d’allumer complètement le dix cors tout en gardant l’air modeste malgré les œillades nécessaires pour se rendre compte de l’effet produit. Irrésistible. L’effet est immédiat, sur l’animal évidemment, mais aussi sur la salle qui littéralement bruisse alors de contentement. Mais le grand art arrive. La biche est poseuse, savez-vous. Elle va donc, l’air détaché, s’allonger dans la prairie. Je ne sais pas trop comment Antonacci s’y prend, mais après un tour sur elle-même elle ‘descend’ pour s’asseoir par terre et allonger ses jambes avec une grâce infinie, le buste un peu de trois-quarts, le port altier, le mufle frais cherchant le vent : on voit bel et bien la biche au repos et cependant sur ses gardes allongée dans la prairie. Falstaff n’en peut plus ; le public est complètement ravi. Mais il manquait encore un détail au tableau : l’oreille frémissante ! Se tournant légèrement vers le public, parce qu’elle aurait trop les manières d’une effrontée en fixant Falstaff et notre biche sait se tenir, Antonacci place au-dessus de sa tête une main aux doigts joints qu’elle agite dans une sorte de tremblement et ce, le sourcil légèrement relevé. La salle ne bruisse plus, elle explose de bonheur. Si ce n’est pas jouer avec le public, je ne sais pas ce que c’est… peut-être une tragédienne qui s’amuse à nous faire sentir qu’elle aurait très bien pu décrocher un premier prix de comédie.
Franche ovation du public pour toute l’équipe ; bien méritée !
NB : Martone et Antonacci avaient déjà travaillé ensemble pour une production de Cosi’