Voilà la réponse de Caroline à mon article sur les représentations parisiennes de l'Orlando de Handel. Quand Caroline, fait référence à des photos, c'est par rapport à ce premier article donc et non aux photos de ce second.
[D’après la représentation du 20 novembre à Dijon]
« C’est finalement là que blesse le bât de cette mise-en-scène, la transposition de l’action (…) permet à McVicar de ménager des instants bouleversants grâce à une direction d’acteurs poussée à la perfection, mais pas de convaincre sur l’ensemble de sa vision. »
Pour ma part, j’ai été convaincue… ou complètement séduite par cette mise en scène que j’ai trouvée cohérente, intelligente et très riche. Je ne l’ai pas perçue tout à fait comme Licida ; mais c’est sans doute que, comme d’habitude, j’agrémente à ma sauce...
McVicar transpose donc cette histoire de fou au XVIIIe siècle. Il la modifie par là, fatalement. La détourne peut-être. Il part du combat que se livrent la Gloire et l’Amour (ça, c’est au tout début du livret), mais replacée au XVIIIe siècle (et un XVIIIe plutôt précis et exact, pas juste là pour faire joli mais bien pour dire quelque chose, m’a-t-il semblé), cela devient un affrontement entre la Raison (la rationalité, le concret, la science) et l’Amour (immatériel, irrationnel, incontrôlable, autrement dit une folie). Le XVIIIe de McVicar est sans doute un peu plus tardif que celui du livret, nous sommes plutôt dans la seconde moitié du siècle, voire vers sa fin. L’idée dont il semble s’emparer et qu’il file jusqu’au bout (selon moi), c’est que quelque chose de déterminant s’est sans doute joué à cette époque, à cette période charnière : la raison, la science, l’esprit clair, l’a emporté [mon accord est d’époque ! ;-] définitivement. Y avons-nous gagné ?... Au-delà du livret, McVicar semble présager que non.
Photo: Alvaro Yanez
Zoroastre est donc ici un scientifique, ou plus vraisemblablement un savant amateur, qui s’adonne à sa passion dans sa campagne, c’est plus discret. C’est que dans son cabinet, il étudie, il expérimente, il dissèque. Il est justement là penché sur un cadavre, humain bien sûr. On se demande alors si ces deux domestiques si troublants (les mannequins de son qu’évoque Licida) sont des automates, tellement à la mode alors, merveilleuses mécaniques à taille humaine qu’il aurait ingénieusement mises au point, ou s’ils sont… un peu plus que cela. Ce Zoroastre semble préparer la voie à Frankenstein… Voilà le personnage posé.
Face à lui, l’Amour. McVicar invente donc un personnage qui n’est pas dans le livret en tant que tel, il apparaît ici comme une sorte d’ange noir aux ailes déposées, qui trône dans la vision que Zoroastre donne à voir à Orlando, cette scène de lascivité, d’aveulissement, de licence, c’est-à-dire de dérèglement des mœurs et vraisemblablement des humeurs, nous expliquerait Zoroastre. C’est que la lune brille alors encore plus intensément que l’autre astre ne le pourrait. Cette lune immense, symbole de la divinité en pleine action, mais aussi pour Zoroastre explication des mouvements, des flux et des reflux. On la retrouvera donc tout naturellement à la fin de la pièce, lorsque Orlando trépané sera élevé par Zoroastre vers une lune toute aussi pleine (voir photo) mais moins ardente. La science a déjà pris le pouvoir sur les croyances, la lune elle-même n’est plus dangereuse mais utilisée pour ‘sauver’ Orlando ; c’est sans doute qu’il faut l’exposer à des rayons de lune qui activent plus vite les fluides… ou alors/mais aussi, cette dernière scène ayant lieu en public, devant les êtres contaminés par l’amour, il faut aussi les impressionner et jouer encore un peu avec le perlimpinpin (voir aussi les extravagances de M. de Casanova en la matière…).
McVicar fait prendre parfois à l’Amour une apparence plus humaine. Mais c’est toujours vêtu de noir, donc néfaste, dangereux, qu’il interviendra tout au long de la pièce : une silhouette à la face trop blanche se déplaçant comme un vieillard, appuyé sur sa canne, marchant avec difficulté parmi les hommes ; tout de noir vêtu mais avec cependant des petits coeurs rouges scintillant sur ses vêtements, cœurs qu’il distribue à qui il peut (Orlando, Dorinda…). Belle scène d’ailleurs avec la pauvre petite Dorinda (l’interprète est formidable !) qui n’en veut plus de l’amour et qui s’évertue à lui fermer toutes les portes de l’austère mur en boiseries.
Mais le combat entre les deux antagonistes trouve son tableau parfait dans la scène des bêtes. C’est la grande scène d’Orlando à la fin de l’acte II. Il poursuit Angelica pour la tuer, l’amour l’a rendu fou et Zoroastre doit intervenir pour sauver la jeune femme : elle disparaît dans un nuage de fumée, les murs de la pièce (un petit théâtre de société) bougent, la petite scène du théâtre se tourne, c’est l’envers du décor, Orlando ne sait plus où il est, il y a de la fumée partout, il croit aux enfers et d’horribles bêtes surgissent du théâtre retourné pour le stopper et le détourner de son idée fixe. Ces bêtes sont bien sûr des créatures de Zoroastre, elles portent la livrée de ses valets et des têtes d’animaux féroces (panthère noire écumant, vautour, corbeau, loup, phacochère, hyène ou quelque chose comme ça…). C’est effrayant. Mais basculement dans la musique, l’air devient tendre et Orlando aussi ; les bêtes l’entourent comme de gentils toutous caressants, il leur gratouille le crâne entre les deux oreilles, les bêtes dansent en harmonie, l’amour existe même aux enfers, et puis nouveau changement dans l’air, re-basculement, etc. C’est qu’il se joue un combat, un duel, une partie d’échecs. Le jeu d’échecs qu’utilisaient plus tôt deux personnages et dont Angelica avait replacé les pièces comme machinalement durant son air d’adieu aux plantes (^^), geste non anodin bien sûr, elle a remis le compteur à zéro, rien n’est gagné en amour comme ailleurs, une nouvelle partie peut s’engager. L’amour s’est assis à jardin devant le jeu, qu’il ne touche pas, et Zoroastre vient se placer à cour ; selon qui prend la main – mais sans un geste ! – les bêtes sont effrayantes ou presque aimables, elles sont leurs pions, Orlando la pièce maîtresse dont il faut s’emparer. C’est merveilleusement réalisé, ça fait rire et frémir, ça suit la musique et ça raconte quelque chose. J’aime !
Photo: Alvaro Yanez
Bon, j’ai juré, craché, alors je ne vais pas vous détailler chaque scène comme ça, mais il y aurait matière !
J’accélère.
Tout à l’heure, par campagne de Zoroastre, j’entendais château. Vous avez compris. Hop ! Nous avons glissé. La nature n’est rien d’autre qu’un parc à l’anglaise, non ? N’aime-t-on pas davantage, au XVIIIe s., cette curieuse nature lorsqu’elle est parfaitement maîtrisée ? Hop ! Elle devient une scène champêtre, un tableau, une tapisserie, une toile peinte, dont on copiera les pauses des personnages dans une chambre ou dans un salon, c’est plus confortable. Hop ! Si la nature est domestiquée, la bergère le devient aussi, cela va de soi ! Dorinda est alors une petite servante tout aussi charmante, plus utile et davantage sous la main. Quant aux arbres, ne font-ils pas encore plus d’effet sur un théâtre que dans un bois ? Et un rossignol chante aussi très bien dans une cage, de plus si l’oiseau est mécanique, on sera au moins sûr qu’il ne décevra pas... la nature est si capricieuse ! Et nous savons Zoroastre bricoleur…
J’ai trouvé tout cela très malin. McVicar parvient à faire entrer tout naturellement, si je puis dire, la nature dont il a besoin dans un intérieur. Chapeau !
Cependant vous savez la vie de château ennuyeuse, alors la société s’y occupe comme elle peut. Certains s’adonnent à leur marotte (les sciences), d’autres se divertissent autrement, ont des jeux plus sensuels [les toilettes d’Angelica (la jaune et la rose surtout), sa coiffure et son maintien m’ont évoqué très directement Glenn Close dans Les liaisons dangereuses ; non pas qu’Angelica soit de la trempe d’une Merteuil, mais c’est une manière de nous dire que nous sommes en présence d’aristocrates de cette espèce-là, ce que de nombreuses scènes viennent confirmer tout au long (voir la 3e photo) ; le libertinage n’est pas l’amour, Angelica et Medoro ne sont pas touchés par lui, selon l’occasion ils changent de partenaires, et le cœur gravé ne l’est que sur un arbre de théâtre, factice, pas plus vrai que leurs sentiments : tout se tient !], certains encore peuvent avoir recours à des jeux plus classiques [le jeu d’échecs était très à la mode et très prisé pour le tête à tête] et bien sûr le théâtre de société permet d’occuper des jours entiers [à mon sens, il n’y a pas de mise en abîme, on ne voit pas se jouer une pièce sur ce théâtre, mais il y a utilisation de l’idée du théâtre, aussi comme lieu, avec ses leurres, artifices et autres trappes – beau moyen de noyer Angelica !].
On pourrait voir le fait de ne plus être chez Dorinda, mais chez Zoroastre, comme un problème. Mais McVicar propose encore une solution que j’ai délicieusement avalée : si Dorinda est domestique au château, elle y habite et il est assez logique qu’elle y ait amené Medoro ; en tant qu’aristocrates lui et Angelica sont reçus comme tels, ce qui n’empêche pas Dorinda d’apporter des soins particuliers au blessé. La bonne idée du metteur en scène est d’avoir quand même ménagé un ‘intérieur particulier’ à Dorinda. Elle dispose d’un petit réduit juste assez grand pour son lit et quelques affaires (dont le rossignol), un lieu à elle où elle peut s’isoler. Cela peut évoquer une petite cabane dans les bois (voir la photo des répétitions) si l’on veut s’accrocher au livret original ; mais pour ma part, cela m’a fait penser à ces ‘boîtes’ dont je ne connais pas le nom précis, que l’on construisait dans le haut d’une chambre pour y loger le domestique de son occupant, une sorte d’immense parallélépipède en bois, bien sûr, avec souvent un système de fermeture à coulisse ou à volet, pour isoler cette minuscule chambrette sommaire du reste de la pièce [au XIXe on a démonté tout ça, mais je crois me rappeler qu’il reste une chose de ce type aux Charmettes dans la chambre de Rousseau]. J’ai toujours cru que ce type de ‘boîte’ était réservé à une chambre d’un hôte masculin pour son valet particulier, mais on ne va quand même pas chipoter… et de toute façon c’est l’idée du petit réduit privatif qui compte et c’est parfait pour ça !
L’important aussi, c’est qu’en quittant les bocages, Dorinda n’a rien perdu de son caractère simple, sincère et généreux. La domesticité ne l’a heureusement pas pervertie, elle est toujours touchante et vraie.
A propos de « touchante », juste un mot (ou deux ^^) sur l’égarée, Isabella (prénom générique pour les jeunes filles enlevées, me semble-t-il). Voilà encore un personnage que McVicar utilise tout au long de la pièce. Une jeune fille sauvée de ses ravisseurs par Orlando et dont personne ne s’occupe. Personne ne pense à lui enlever ce bâillon rouge qui lui barre le visage… pas même elle, qui a pourtant les mains libres. Elle semble flotter dans sa chemise blanche, comme égarée, sans nulle part où aller, une sorte d’Ophélie perdue. Oui, c’est une jeune fille perdue, qui semble un peu folle elle aussi, au cœur sans doute trop tendre. Amoureuse ou qui le fut ; mais de qui ?... Est-ce vous, Clarisse Harlove ?... Non, sans doute… Mais c’est là une créature de l’amour. Comme Dorinda et les autres personnages de la scène de la vision du début de l’opéra, elle souffrira cruellement de voir la raison triompher à la toute fin de l’histoire. Car que reste-t-il alors aux êtres simples, sincères, naïfs peut-être, mais qui espéraient encore, si on leur enlève leur cœur plein d’amour ?... Les larmes ! nous dit McVicar.
Nous voilà donc à la fin de l’histoire. Comme il se doit Zoroastre l’a emporté. Et l’amour noir est mort. Il gît là, la tête renversée, le torse nu exsangue, ses ailes noires revenues remplacer ses bras et des pattes d’oiseau au lieu de pieds.
L’amour est mort et Orlando est guéri. Il va pouvoir endosser un nouveau rôle. Zoroastre lui fait revêtir une cuirasse noire, un casque noir et lui porte une épée de même couleur. Il est fini le temps où il portait une cuirasse dorée, où il délivrait les jeunes filles en trois coups d’épée et en cadence. Adieu, temps de la guerre en dentelles ! Guerrier noir, donc funeste à son tour, au nom de quoi Orlando va-t-il combattre désormais ? Si ce n’est plus au nom de l’amour, serait-ce à celui de la haine ?... Ce retournement fait un peu froid dans le dos. Zoroastre, sa science et sa raison ont gagné. Mais quel monde nous préparent-t-ils ?...
Ecco !
Evidemment, il était parfaitement inutile d’avoir ce genre de choses en tête pour apprécier cette formidable production ! Tout fonctionne parfaitement en prenant simplement et tout bonnement les scènes comme elles viennent. Le grand art, c’est quand tout le monde peut y trouver son compte ;-)
C.