Parce que tu m’aimes.
Comment un même programme1 peut-il donner lieu à un récital si différent ? Peut-on seulement se l’imaginer avant d’en faire l’expérience ?
L’humeur, les vicissitudes de la journée comme ses plaisirs, jouent bien évidemment sur une interprétation. C’est normal, souhaitable même si l’on veut échapper aux effets des belles mécaniques, plus ou moins bien huilées, et ressentir ce qui passe là, maintenant, de ce qu’un artiste peut et veut donner. Cependant, j’ai toujours pensé que le travail effectué en amont servait dans tous les cas de repères, de but si ce n’est à atteindre chaque soir, du moins à ne pas perdre de vue, comme un cap dont il faut se rapprocher, voire se raccrocher au besoin. Or il me semble de plus en plus évident qu’avec Anna Caterina Antonacci il n’est pas si rare qu’il en aille autrement. L’état d’esprit dans lequel elle entre en scène semble modifier le but, le sens même de ce qu’elle va interpréter. Pour un esprit aussi cartésien que le mien, c’est assez ahurissant… et totalement fascinant. On ne peut jamais prévoir ce qu’il en sera avant de la voir paraître. Mais à ce moment-là, on sait ; au moins, on devine. Ce samedi soir, je l’ai vue comme je ne l’avais jamais vue encore et entendue comme peut-être jamais avant non plus.
Elle est entrée souriante, confiante je dirais, et avec une certaine forme d’excitation, d’agitation, mais pas celle de l’inquiétude, de la nervosité, non, mais comme pressée de nous montrer, de nous convaincre, ou tout simplement de nous retrouver. Un an après. Un an tout juste ; même heure, même lieu. Ce n’est pas anecdotique, car je pense que cela a compté, que ce qui a été donné là ne se serait peut-être pas produit ailleurs2 .
La maladresse de l’empressement se fit sans doute sentir en début du récital : toujours dans le mouvement (oh ! petit, discret, il ne faut pas imaginer de grands gestes ridicules, non plus !), en elle tout bouge, tout est mouvant, elle semble aller trop vite et surtout vouloir accrocher tout de suite le public, plutôt que d’approcher par petites touches qui feraient mouche plus subtilement. Mais elle attaque d’entrée, se lance, ne laisse pas venir, mais va chercher. Elle a hâte. Même l’écharpe de soie portée en étole ne reste pas tranquille, alors elle s’y accroche et puis arrive – sans doute trop tôt aussi – cette position fatale de l’étole : les bras pliés, les avant-bras devant soi pour que l’écharpe ne tombe pas, alors, inévitablement dans cette envie de convaincre, les mains nues placées en avant se mettent à parler, à souligner, un peu trop fort. C’est aussi que ce qui conviendra parfaitement à l’italien n’est pas vraiment fait pour ce français-là, celui des premières mélodies, car ce n’est pas l’autre (pas le mien, non plus, d’ailleurs) pas celui des vers lyriques, et il s’accommode vraisemblablement mieux d’un certain détachement, d’une retenue dans le ton aussi. Mais ce soir, il semble qu’elle ne veuille pas retenir, mais donner, sentir, montrer. Un plus grand détachement permet aussi plus aisément la nuance, la fêlure, de petites ruptures dans le ton qui font évoluer le discours en même temps que le programme. Car, alors, quand ce qui semble être le contrôle de soi se distant pour laisser voir d’autres sentiments, d’autres humeurs, il est permis de découvrir les traces, pas toutes cicatrisées, de la violence des désirs, comme indices de brûlure de la flamme, et l’on captive assurément ainsi. On sait qu’elle le sait. Mais le désir brûlant, ça, c’était à Lyon. A Paris, le désir était chaud. De cette chaleur qui pénètre partout, qui attendrit (mais oui !), qui laisse aller sa générosité et dans laquelle on se glisse avec gratitude, voire délectation. Certes, pour une fois, on oublie quelque peu le discours au profit de la sensation ; et pourquoi non ?
Un mot sur les Respighi (tous magnifiques, vraiment) puisqu’ils sont nouveaux dans le programme. Les textes de Boccace sont dit comme des airs sortis d’Era la notte, c’est le même type de poésie (loin de celle de la fin du XIXe !), sans afféterie, immédiate, parlant aux gens simples aussi bien qu’aux autres, de la vie qui va de travers, de l’amour perdu et pourtant toujours présent. Il y avait là de ce cantare parlando qu’elle sait si bien rendre.
La pluie (dont il manque une strophe dans le programme donné dans la salle) est plus ardente que les brumes (une nouvelle fois très bien rendues), plus jouissive, avec cette montée du désir d’être plante, d’être tige, pour se laisser inonder, les bras en croix, la tête renversée en arrière…
Et puis la voix… Si elle était confiante, c’est sans doute aussi qu’elle savait que la voix était là, qu’elle répondrait, qu’elle viendrait elle aussi au rendez-vous. Toutefois au début, les passages dans les graves avaient de quoi faire tiquer, mais soit elle a pris soin de ne pas y revenir (je crois que les mélodies choisies restent essentiellement dans une tessiture centrale), soit les choses se sont arrangées d’elles-mêmes. Toujours est-il que la voix a rarement sonné aussi somptueuse et envoûtante que ce soir. Je ne saurais décrire l’effet si physique des sons, de ce son-là. Ce timbre, chaud, moiré, doux souvent, caressant ou s’enflant, qui coulait, se déversait, irrésistible. Et elle en jouait, s’en amusait (la fin de Moon River !), maîtrisant chacun de ses effets. Pour le plaisir, dans le plaisir.
Elle voulait manifestement être là ce soir-là, semblait s’y sentir heureuse, voulait nous le dire, c’est-à-dire chanter pour nous, sans masque peut-être, avec chaleur et générosité, du début à la fin. Devant la salle debout, elle a mis genou à terre. C’était un soir particulier, où l’on disait que l’on s’aimait.
C.
1entendu à Lyon un an et demi plus tôt ; seuls les Lieder de Strauss ont disparu pour être remplacés par 4 nouveaux Respighi : 3 des 5 canti all’antica (ceux sur les textes de Boccaccio) et Pioggia.