Je vidéogramme, tu vidéogrammes, ils vidéogramment des chanteurs qui chantent.
La récente diffusion en mondiovision du Rigoletto de Verdi rappelle qu’il y avait donc une 4e catégorie que je n’avais pas évoquée lors de mon petit distinguo capter/filmer, c’est celle qui consiste à réaliser ce que l’on appelle, un peu trop rapidement sans doute, un film d’opéra en direct.
En fait, la chose est tellement rare (je ne connais que 3 cas : Tosca (Rome, 1992) ; La Traviata (Paris, 2000) et ce Rigoletto des 4 et 5 septembre dernier à Mantoue) qu’elle n’a pas vraiment de nom. Et il me gêne d’employer le mot « film », essentiellement pour 2 raisons : la première, c’est que justement la chose est impossible en travaillant avec de la pellicule, donc du film, il a bien évidemment fallu attendre les progrès de la vidéo pour tenter l’exercice ; deuxièmement, l’idée de film renvoie au cinéma (qui devrait être bientôt débaptisé d’ailleurs, puisqu’il abandonne chaque jour davantage le principe même du cinématographe) et à ses techniques de fabrication qui sont tout le contraire des procédés d’une émission en direct, en continuité, sans reprises, sans montage, ni post-production, etc. Il s’agit donc d’un programme audiovisuel et non d’un film. « Captation » ne convient pas d’avantage et est même à exclure puisque aucune production, ni mise en scène n’existent préalablement, il n’y a donc rien à saisir, à prendre sur le vif, mais tout à inventer.
Ceci étant posé, je vais bien être obligée d’employer le verbe filmer tout au long de mon soliloque, puisque je n’en connais pas d’autre et qu’il y a tout de même bien l’emploi de toutes les bases de la technique filmique ; vidéogrammer conviendrait peut-être malgré sa lourdeur, mais je n’ai pas encore reçu l’aval de l’Académie…
Comme chacun sait, le fractionnement d’un tournage cinématographique pose le problème du fractionnement du chant et de la musique lorsqu’on veut réaliser un film d’opéra, d’où le recours au play-back et à la déconvenue de filmer des chanteurs qui ne chantent pas pour de bon. Or, il est indéniable aussi qu’il se passe quelque chose quand la musique, le chant, l’idée et le jeu se portent les uns les autres pour toucher, troubler, rapter le spectateur et ce par la grâce et le talent des interprètes. Et c’est ce quelque chose que l’on voudrait capturer au mieux pour le donner à ressentir à l’infini (et à ceux qui n’étaient pas là à l’instant t), par un enregistrement autant audio que visuel, les deux imbriqués, confondus inextricablement pour prouver la fascination d’un moment, caresser la beauté d’un art peut-être, si l’on aime à rêver. Cette idée de tourner en continu, comme réaliser une sorte de gigantesque plan séquence en son direct et en une seule prise (mais plusieurs caméras), pour enregistrer cela est donc totalement légitime, du moment qu’elle est devenue techniquement possible. En faire l’essai ne me paraît ni idiot, ni farfelu, mais une expérience à tenter, voire à creuser.
La première question est : que filme-t-on ?
Sans production préexistante, la question n’est pas une boutade et pourrait même se transformer en vrai problème, comme l’a, à mon sens, démontré le Rigoletto de Mantoue. Il me semble que l’option qui a été choisie n’était pas loin de celle-ci : on a un livret, on va suivre ce qu’il indique ; on a de beaux décors, ça fera joli à l’image ; on a des chanteurs, on va les filmer en train de chanter et les suivre en les faisant se déplacer (mais pas trop) dans les beaux décors. Et voilà. C’est tout. En tout cas, je n’ai rien vu d’autre. Aucun point de vue sur l’œuvre. Pourquoi monter celle-ci et pas une autre ? qu’est-ce qu’on a envie de raconter, de mettre en avant ? qu’est-ce qui est crucial ? quel ton, quel style adopte-t-on, pour quel but et comment ?... Ces ‘détails’ sont passés à la trappe, me semble-t-il. Or la mise en scène a été confiée à Marco Bellocchio. C’est assez dire. Sans passer soi-même pour un imbécile, on ne peut pas douter qu’il ne se soit posé ces questions basiques. C’est donc que des éléments intrinsèques à l’exercice ont parasité, voire annihilé son travail et c’est ce qu’il me semble intéressant d’aller gratouiller.
Considérons donc alors un minimum ce qui semble avoir joué les ogres dévoreurs.
Si l’exercice est devenu techniquement possible1, il reste néanmoins extrêmement difficile ; c’est vraiment un travail de titans avec une pression et une tension que l’on imagine aisément considérables pour chacun des participants, une préparation, une précision, une concentration sans droit à l’erreur pour tous. Tourner et diffuser une fiction en direct n’est pas en soi une nouveauté, il suffit de repenser aux débuts de la télévision. La grande différence bien sûr, c’est que l’on tournait alors en studio, avec très peu de déplacements. Aujourd’hui la technique permet bien évidemment de sortir (ce qui reste néanmoins toujours délicat pour le son2), d’être en « décors naturels » comme on dit, de préférence dans des lieux prestigieux, parce que c’est joli (^^) et que ça peut éventuellement attirer un certain public. Le Rigoletto disposait donc du Palazzo del Tè et du Palais ducal. Ce premier principe de tourner sur « les lieux même de l’action » (notion un peu tirée par les cheveux, tout de même, pour une fiction) n’était peut-être pas vraiment un avantage. Aller s’enfermer dans un musée impose de fortes contraintes ; on imagine mal les conservateurs (ou les assureurs) laisser une équipe nombreuse envahir les lieux en tout sens, installer son matériel à sa guise, frôler les murs peints par Mantegna ou un autre, envoyer la lumière des projos sur les œuvres, etc. Comme prévisible dans ces conditions, on n’a à peu près rien vu des intérieurs de ces lieux pourtant à tomber (la sala dei Giganti !!!). A moins que ce ne soit primordial, que l’histoire que l’on raconte ne prenne tout son sens seulement là, que l’architecture du lieu ne soit un parfait substitut de scénographie (et cela semble très envisageable, bien sûr), tourner dans ce type d’intérieurs c’est chercher des difficultés que l’on pourrait peut-être s’éviter, pour un résultat que l’on n’aurait pas été loin d’obtenir en studio, ou disons dans un lieu plus facilement transformable en plateau(x) de tournage. Pour les extérieurs, ce choix est évidemment plus tenable.
Qu’a-t-on vu alors ? Des cadrages qui privilégient les plans serrés, avec une prédilection pour ceux montrant deux personnages (‘2 shot’) face à face. Les rares plans larges sont, eux, soigneusement mis en valeur, mais hélas toujours de la même façon (jeu sur les contre-jour et les enfilades, avec une variante qui semblait intitulée : avez-vous bien vu les personnages cachés ou ceux qui arrivent ? jouant maladroitement sur la profondeur de l’image et de trop lourds effets de lumière), on voit (trop, malheureusement, et c’est là le problème) qu’ils sont pensés et comme des étapes, des points de référence dans le travail de mise en place.
On peut se demander si les 2 shots, si répétitifs, sans surprise et qui ne dynamisent jamais la narration, sont un vrai choix ou ne sont pas plutôt dus à l’avantage, si je puis dire, qu’ils ménagent à l’équipe technique. Grâce aux cadrages plutôt hauts et serrés, on réduit le champ des caméras, ce qui permet aussi une plus grande marge de manœuvre hors-champs (à côté et sous la caméra). On imagine bien les assistants, régisseurs, machinos, et j’en passe, sortant de l’ombre ou de derrière un pilier, filant ici ou là, qui à quatre pattes, qui rampant pour aller préparer la position suivante, rabattre un volet de projo, installer ou désinstaller telle partie du matériel qui doit suivre ou au contraire disparaître pour ne pas être dans le champ un instant plus tard, mettre en place tel personnage, lui donner le top, le remettre discrètement dans ses marques s’il se décale de sa position prévue, etc., etc. Bref, ce devait être un beau ballet dans le fond noir qui détourait les profils perdus des visages orangés, occupant plus le cadre que le téléspectateur, hélas ! Là encore, je ne crois pas à un manque d’idées des réalisateurs contraints à nous servir trop souvent le même type de plat, mais bien à une sorte de prise de pouvoir des éléments techniques sur l’artistique.
Un travail si lourd, si on veut espérer le faire au mieux, ne peut honnêtement pas se concevoir dans le temps réel d’un opéra en entier. Il faut nécessairement couper, d’où la fragmentation de la continuité de l’oeuvre. Découpage technique, ballet des caméras, lumière, implication précise des chanteurs, faire des sortes de mécaniques avec des doublures, puis avec les chanteurs, avoir une bande son pour que les techniciens se calent sur la musique, les airs, les paroles, etc., prennent leurs repères autant visuellement (mouvements, déplacements, cadres) qu’auditivement, tout cela nécessite x semaines de travail en amont pour chaque partie, pour que tout soit impeccablement préparé et parfaitement au point. Une fois que tout a été répété, repéré, mémorisé, que tous les ‘hic’ ont été balayés (ou presque), on doit pouvoir tourner avec orchestre et chanteurs. Tenir en continu le temps d’un acte me paraît déjà un exploit. L’important étant qu’il n’y ait pas de rupture à l’intérieur d’une même scène, d’une même action, d’une phrase musicale, il semblerait même logique de couper et reprendre ultérieurement sur un changement de décor, évitant ainsi les problèmes de raccord. Pour le chant et la musique, on peut accepter l’idée que la rupture ne soit pas bien considérable à de tels moments, si les interprètes font l’effort de garder en mémoire la manière de leur propre interprétation. Si le fractionnement du tournage est parfaitement justifié et semble effectivement jouable sous certaines précautions, « tourner aux heures mêmes de l’action » semble n’être par contre qu’un alibi un peu faiblard, chargé de le faire passer (parce que sinon, pourquoi n’avoir pas attendu un vrai soir d’orage pour tourner, hein ? ^^).
En fait, s’il y a bien effectivement nécessité de tourner ‘par morceaux’, je ne vois pas d’où viendrait l’obligation de la diffusion fragmentée. Qu’est-ce qui obligerait à diffuser en direct, même si on est obligé de tourner en continu ?... A part pour le marketing qui aura l’audace de vendre au téléspectateur une émission en direct comme un évènement en soi, je ne vois pas l’intérêt de saucissonner une oeuvre. Le DVD qui suivra proposera bien le tout ! De plus, étant données les heures de diffusion, je pense que c’était complètement contreproductif déjà sur le papier.
Dans de telles conditions de tournage, il faut nécessairement une véritable préparation des chanteurs aux contraintes techniques. Il semble indispensable de leur faire toucher du doigt ce que représentent un cadre, un champ, un hors champ, une lumière, etc. Il faut qu’ils soient conscients de certains paramètres techniques, mais sans pour autant trop les effrayer avec ça, c’est sans doute là le problème. Leur imposer un marquage aussi strict qu’à des acteurs de cinéma3 contient le risque réel de les retenir, d’empêcher un élan dans le chant ou dans le jeu. S’ils se mettent à penser à la caméra ou à leurs marques plus qu’au personnage à incarner, le pari est perdu. Imaginer, comme je l’ai fait plus haut, des techniciens s’activer en tous sens, des assistants guider en permanence les chanteurs (voire les pousser ici, les ‘manœuvrer’ là pour rectifier le tir et les recadrer dans tous les sens du terme) et ce en plein feu de l’action, permet de comprendre leur inquiétude qui était parfois presque palpable à l’image.
Ajoutons à cela deux autres points qui peuvent être problématiques pour des chanteurs : l’absence de public (je suis à peu près persuadée que la salle est absolument nécessaire à certains chanteurs pour déclencher en eux une forme de processus d’interprétation et atteindre une tension interprétative particulière) et la question de la projection de leur voix. Leur faut-il projeter ou non ? quel retour en ont-ils ? comment peuvent-ils en jouer, la colorer, etc. en se déplaçant dans des lieux à l’acoustique forcément différente ? Il est un peu à craindre qu’ils chantent dans le vide, plutôt que conscients de la fascination de leur art. Est-ce cela que l’on veut « capturer » ? Des chanteurs au final inquiets qui ne peuvent pas maîtriser au mieux leur discipline ? ... Sans doute pas.
Marco Bellocchio et Julia Novikova
© RadaFilm / C.Gigliotti
Au regard du résultat, on a presque l’impression, pour dire vrai, que le travail ait été fait à l’envers. Comme Bellocchio est cinéaste, faisons un peu semblant de raisonner en cinéaste. Normalement avant de filmer, on regarde. Même au cinéma, quand on conçoit soi-même la scène, les dialogues, les déplacements, les gestes, les regards des acteurs, etc., etc., que l’on sait parfaitement (si, si) ce que l’on veut, on met en place et l’on regarde comment ça se passe, ce qu’il y a à prendre et où et comment le prendre au mieux. On choisit et l’on filme en fonction de cela. Or, ici, il m’a semblé que les contraintes techniques ont impliqué, imposé telle position de caméra ou de personnage, telle situation dans l’espace, tel mouvement de jeu ou de caméra. Dans ce cas, la technique prend bien évidemment le pas, non seulement sur l’artistique (« tu te mets là, comme ça, parce que ça m’arrange »), mais aussi sur le contenu. On perd de vue le sens même du travail. On est content de boucler le tout, d’avoir filmé toute l’histoire, sans trop d’accros, on « assure » la mise en boîte, mais le risque de perdre le sens, le signifiant, est considérable, pour ne pas dire fatal. Et alors la direction d’acteur est vaine, elle n’intéresse plus le ‘capteur’.
Il faut alors noter une bizarrerie pour ce Rigoletto. Bellocchio est crédité comme metteur en scène, mais pas comme réalisateur (Pierre Cavassilas). Je comprends que Bellocchio n’ait pas été lui-même aux manettes pendant le direct télévisé, car ce n’est pas du tout le même métier (croyez-moi sur parole) ; mais du coup on peut se poser la question d’une étroite collaboration, ou pas, entre les deux hommes. Bellocchio a-t-il tout chapeauté, laissant à un autre le soin d’appuyer sur les boutons avec toute la vigilance, la dextérité et le savoir faire nécessaire, mais enregistrant ce que lui avait préalablement choisi de montrer ? Ou a-t-il travaillé sa mise en scène dans le vide, ne sachant pas ce qui serait pris au final de son travail avec les cantacteurs (allô ? l’Académie ?) ? Le dernier cas est inquiétant, mais tout à fait possible. Le réalisateur télé n’agissant alors qu’en technicien prendrait pourtant les décisions fondamentales et Bellocchio se retrouverait out, de fait, de toutes décisions artistiques parce que passées à la trappe, broyées par la technique. Un éclaircissement sur ce point serait d’une importance capitale. Si quelqu’un sait…
Bon, évidemment, ces réflexions aussi incomplètes que prétentieuses n’ont été faites que pour mettre le doigt sur la difficulté de l’exercice, vu de loin et affalée dans un canapé ; ce n’est ni une analyse sérieuse, ni une docte sentence ;-)
C.